Le paysage architectural traditionnel corse, avec ses toits caractéristiques en lauze, témoigne d'un savoir-faire ancestral aujourd'hui menacé de disparition. Ces couvertures, appelées "teghje" en langue corse, constituent bien plus qu'un simple élément architectural : elles représentent l'adaptation séculaire de l'homme à son environnement et l'exploitation ingénieuse des ressources naturelles de l'île.
Une technique héritée des siècles passés
La spécificité des toitures en lauze corses réside dans leur conception unique, qui les distingue nettement de leurs homologues continentales. Contrairement aux toits en lauze des Alpes ou de la Lozère, les constructions corses privilégient une inclinaison modérée de 21 degrés, correspondant à une pente de 38%.
Cette particularité technique n'est pas le fruit du hasard : elle répond à une nécessité structurelle, car au-delà de 45% de pente, le poids considérable des lauzes exercerait une pression excessive sur la charpente.
La construction de ces toitures repose sur un système complexe où chaque élément joue un rôle crucial. La charpente, traditionnellement réalisée en bois de châtaignier pour sa robustesse exceptionnelle, supporte un platelage constitué de planches espacées d'un centimètre. Cette configuration spécifique permet une ventilation naturelle de la structure, tout en assurant sa longévité. Le rapport entre la surface à couvrir et la quantité de matériau nécessaire suit une règle précise : il faut compter le triple de surface de lauzes par rapport à la surface au sol à protéger, nous indique Enzo, un couvreur Corse réputé dont vous pouvez visiter le site web.
Une matière première locale en voie de raréfaction
Le matériau utilisé constitue l'essence même de cette tradition : le cipolin, une roche métamorphique que l'on trouve dans les régions schisteuses de l'île. Cette pierre, issue de la "Corse alpine" qui occupe le quart Nord-Est de l'île, fait partie d'un complexe géologique incluant des schistes lustrés, des ophiolites et des prasinites. Sa nature particulière lui confère des propriétés idéales pour la couverture des toits.
Cependant, l'extraction de cette ressource connaît aujourd'hui une crise majeure. Des huit carrières actives il y a une trentaine d'années, il n'en reste plus qu'une seule en exploitation, située à Pied'Orezza en Castagniccia. Plus alarmant encore, les estimations indiquent que son gisement sera épuisé d'ici une décennie.
Cette situation critique a conduit à une dépendance croissante vis-à-vis des importations, notamment d'ardoises de Gênes et d'Argentine, dont la qualité est souvent contestée par les professionnels du secteur.
Un artisanat en péril
L'aspect économique de cette activité révèle une réalité préoccupante.
La pose d'une toiture en lauze par un "lauzeur" (couvreur spécialisé) représente un investissement conséquent, avec des prix oscillant entre 55 et 95 euros par mètre carré pour une prestation complète, incluant matériaux et main-d'œuvre.
Ces tarifs, bien que justifiés par la complexité du travail et la rareté des matériaux (tout comme les toitures en bois) constituent souvent un frein pour les propriétaires, d'autant plus que les aides à la réhabilitation du bâti ancien se font de plus en plus rares. Si vous êtes bricoleurs, vous pouvez économiser le prix de la pose.
La transmission du savoir-faire constitue un autre défi majeur. Bien que la filière nationale compte environ 450 entreprises employant 1.200 lauziers, la situation en Corse est particulièrement critique. L'absence de formation structurée depuis la disparition des cours au Centre de formation des apprentis de Haute-Corse laisse présager un avenir incertain. Des figures emblématiques comme Michel Guillaumin, fort de ses soixante années d'expérience, tentent de maintenir vivante cette tradition en formant de nouveaux artisans, mais leurs efforts se heurtent à un manque d'intérêt des jeunes générations.
La lutte pour la préservation d'un patrimoine
Face à ces défis, des initiatives émergent pour sauvegarder ce patrimoine unique. L'association Promolauze, créée en 1999, œuvre activement pour la structuration d'une véritable filière professionnelle. Son ambition n'est pas démesurée : selon ses estimations, une filière correctement organisée pourrait générer jusqu'à 500 emplois et atteindre un chiffre d'affaires de 70 millions d'euros.
La préservation de ce savoir-faire nécessite une approche globale, incluant la réouverture de carrières, la création d'un label de qualité Corse, et la mise en place de formations adaptées. Ces mesures permettraient non seulement de maintenir vivante une tradition millénaire, mais aussi de créer des emplois durables dans un secteur d'activité profondément ancré dans l'identité corse.
L'avenir des toitures en lauze corses se trouve aujourd'hui à la croisée des chemins. Entre tradition et modernité, entre préservation et adaptation, les défis sont nombreux. La survie de ce patrimoine architectural unique dépendra de la capacité des acteurs locaux et des autorités à mettre en place des solutions innovantes, tout en respectant l'authenticité de ces techniques ancestrales qui ont façonné le paysage bâti de l'île de Beauté.